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Autonomie stratégique : où en est le « couple » franco-allemand ?

Par Laurent Charbonneau, le 25 juin 2023

 

 

Face à un retour de la puissance dans la dialectique des États et de la conflictualité sur le Vieux Continent, une réévaluation de la posture géopolitique de l’Union européenne (UE) s’est imposée aux 27 États membres. Dans ce contexte de Zeitenwende, le concept d’« autonomie stratégique » prédomine les réflexions sur la réponse que devrait adopter l’UE à ces défis sécuritaires contemporains. À la fois cadre de réflexion et programme industrialo-politique, ce concept clivant nourrit autant les craintes de certains États que l’ambition géopolitique d’autres.

Bien que la France emploie ce concept à différents niveaux, et ce, depuis plusieurs années (voire décennies en tenant compte des formulations telles que « Europe de la Défense » ou encore l’UESD, soit l’« Union Européenne de Sécurité et de Défense »), celui-ci suscite pourtant des réticences chez plusieurs États membres, particulièrement chez son voisin allemand. Oppositions d’ordres sémantique, parfois idéologique ou pratique, le couple franco-allemand ne partage pas toujours la même vision de sa promotion. Parmi ces divergences, l’opposition entre atlantisme et européanisme ainsi que le rôle de l’OTAN ne manquent pas d’alimenter le débat. À cela s’ajoute la difficulté d’européanisation des intérêts nationaux. Compte tenu de cela et de leur rôle de moteur au sein de l’UE, la France et l’Allemagne peuvent-elles aujourd’hui harmoniser leurs visions d’une autonomie stratégique européenne et ainsi conduire l’UE à s’adapter aux réalités du XXIe siècle ?

Bien moins récent que ce que certains pourraient le croire, la pertinence de ce concept s’est confirmée par la pandémie de la COVID-19, puis par la guerre en Ukraine, qui ont permis le « réveil géopolitique » de l’Europe. S’appuyant sur divers entretiens et recherches, ainsi que sur les échanges ayant eu lieu lors du séminaire franco-allemand sur l’architecture sécuritaire européenne et transatlantique organisé en 2022, cet article explore donc la manière dont la France et l'Allemagne abordent l'autonomie stratégique européenne à travers les angles suivants : l’histoire et la saillance récente de ce concept  (1), les débats relatifs au lien à entretenir avec l'OTAN (2) la mise en œuvre et l’opérationnalisation de l’autonomie stratégique comme illustration des divergences franco-allemandes (3).

 

1. Le retour en force d’une vieille idée

 

Back to the Future : l’autonomie stratégique européenne, un concept mortel, mais capable de ressusciter à volonté

En prenant en compte sa terminologie variée, l’idée d’une autonomie stratégique est présente sur le continent européen depuis plusieurs années, et même décennies. D’abord portée par la peur d’un désengagement des États-Unis de l’Europe, cette dernière a été explicitement énoncée comme un objectif à poursuivre par la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en 1998 : « À cette fin, l’Union doit avoir une capacité autonome d’action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser et en étant prête à le faire afin de répondre aux crises internationales».  Si ce sommet mènera indirectement à la Politique Européenne de Sécurité et de Défense en 2001, il n’en reste pas moins que l’ambition d’une Union européenne apte à intervenir seule et militairement à l’extérieur de ses frontières semblait alors cantonnée qu’aux deux seuls États possédant des capacités conséquentes de projection de la force, soit la France et le Royaume-Uni.

Le constat du maintien d’une forte dépendance envers les États-Unis au cours des années 2008 à 2016 (que cela soit lors des crises en Libye et en Syrie, face à Daesh ou lors de la guerre de Géorgie) – et ce malgré les avancées ayant eu lieu au début des années 2000 – couplé à l’annexion de la Crimée par la Russie vont finalement mener l’UE à inscrire ce concept au sein de sa Stratégie globale de 2016 : « Un niveau approprié d'ambition et d'autonomie stratégique est important si l'on veut que l'Europe puisse promouvoir la paix et la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières ». L’autonomie stratégique est alors explicitement nommée et définie comme la capacité d’agir de manière autonome sans compromettre la possibilité de coopérer avec d’autres acteurs, voire, au contraire, renforcer cette capacité de l’UE à coopérer avec ses partenaires. L’année suivante, Emmanuel Macron accentua la promotion de cette idée lors de son discours à la Sorbonne sans créer pour autant de grand enthousiasme chez ses homologues européens.

La pandémie de la COVID-19 est venue remettre le concept d’autonomie stratégique sur le devant de la scène, cette fois, sous un nouvel angle. Effectivement, dans un contexte de dépendance européenne aux régimes autocratiques – notamment à la Chine – la forte compétition pour des biens critiques tels que les matériels médicaux mènent à des inimités entre les États membres ainsi qu’à une flambée des prix qui, selon certains, aurait pu être évitée si une coordination avait eu lieu.  L’implication subséquente de la Commission européenne dans l’approvisionnement conjoint de vaccins a permis d’éviter ces problèmes et a démontré l’utilité d’une approche conjointe dans la production, l’approvisionnement, la recherche et la réglementation de ces produits en période de crise. Ainsi, l’autonomie stratégique se révèle naturellement et de facto une solution pertinente et nécessaire pour répondre aux défis contemporains et à la montée des tensions géopolitiques, souvent représentées par l’arsenalisation des interdépendances. Son champ d’application, qui n’était jusqu’alors circonscrit qu’au domaine de la défense, se voit élargi. Ainsi n’est-il considéré comme contributeur à l’autonomie stratégique européenne non plus que les capacités permettant à l’UE d’agir, mais aussi tout ce qui la libère de ses dépendances critiques et lui permet d’opérer sans contraintes externes. Cet épisode a de plus démontré la capacité des États membres à être unis dans l’urgence et à adapter les pouvoirs de l’UE lorsque nécessaire.

Finalement, le conflit en Ukraine depuis l’hiver 2022 marque la dernière évolution du concept d’autonomie stratégique. Alors que la guerre tout comme le débat autour de ce concept sont toujours d’actualité, il est clair qu’à aucun moment depuis le sommet de Saint-Malo il n’y aura eu autant de discussions autour de l’autonomie stratégique européenne et de ses diverses composantes. Inspirée des évolutions et constats des vingt dernières années, l’UE et ses États membres tentent aujourd’hui de promouvoir, par moments explicitement et par d’autres implicitement, l’idée que l’UE doit s’adapter afin de pouvoir se libérer de ses dépendances et d’investir dans ses moyens d’action.

La guerre en Ukraine : le réveil d’une autonomie stratégique européenne

Alors que les Américains alertaient en vain l’opinion internationale de l’imminence de l’invasion le 24 février 2022, les Européens se sont réveillés devant la réalité que la guerre classique, interétatique, était de retour sur le continent. Face à l’illégalité de cette agression et les violations des droits humains ainsi que des mémorandums de Budapest, la réaction européenne a su s’organiser rapidement et fortement tout en maintenant une certaine unité jusqu'à ce jour, tant au niveau communautaire qu’intergouvernemental. L’UE a effectivement réussi à adopter jusqu’ici onze paquets de sanctions contre la Russie, couvrant une part substantielle de son économie et de ses revenus. Elle a également créé un régime de sanctions contre des individus et entités russes, mais aussi biélorusses et même iraniennes tout en coordonnant d’importantes opérations d’aide humanitaire et de livraison d’armes.

Dans la même perspective, le déblocage d’un montant de deux milliards d’euros pour financer, à travers la Facilité européenne pour la paix (FEP) - instrument intergouvernemental, le transfert d’obus vers l’Ukraine depuis les stocks nationaux ainsi que par l’achat conjoint auprès d’industriels, représentent une avancée notable dans l’implication de l’UE dans le domaine de la défense. Adopté à peine un an avant cette décision, Pierre Haroche note tout le chemin accompli sur une période aussi courte alors que plusieurs États s’opposaient à la FEP, car elle contrevenait selon eux au projet de paix que représente l’UE.

En revanche, la guerre en Ukraine a fait paraitre la faiblesse des armées européennes et des industries de défense du continent. Si les Européens ont tout de même livré de plus en plus d’armes - progressivement plus lourdes et plus létales - le conflit a cependant démontré le niveau anémique de leurs réserves d’armes et la faible capacité de production de leurs industries. L’objectif de l’UE de fournir un million de munitions, qualifié de projet ambitieux par cette dernière, risque de s’épuiser rapidement alors que la consommation journalière de l’Ukraine est tout de même de plus de 5000 obus. Cette aide d’envergure pourrait ainsi être consommée en à peine six mois, voire moins si la guerre s’intensifiait encore.

Ainsi, devant le constat que les usines européennes ne parviennent pas à répondre aux besoins d’une guerre de haute intensité, le Commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, multiplie les visites des industriels de la défense européenne depuis plusieurs mois dans le but d’augmenter la production de munitions de calibre lourd. Sa volonté de motiver les industries de l’UE à augmenter leur production montre ainsi la volonté de la Commission européenne d’user de son levier industriel pour la promotion d’une Europe de la défense.

Les négociations entourant la livraison de chars de combat à l’Ukraine constituent cependant une situation inusitée pour le leadership européen envers l’aide à l’Ukraine. Compte tenu de sa culture stratégique, on aurait pu s’attendre à ce que la France, critiquée au début de la guerre pour sa faible aide militaire envers l’Ukraine, mais grande promotrice d’une Europe de la défense, puisse prendre le leadership quant aux dons de chars de combat à l’Ukraine en faisant don de chars Leclerc. Toutefois, ce fut l’Allemagne, non sans pressions de ses alliées, qui accepta en premier de livrer des chars lourds. Compte tenu de sa réserve au début de la guerre sur la livraison d’armes létales ainsi que de sa culture stratégique, il est ainsi surprenant que l’Allemagne ait pris ce leadership, alors que la France, ayant de grandes ambitions pour l’Europe, n’a pas encore déclaré l’envoi de Leclerc, et s’est contenté de l’envoi de « chars légers » de type d’AMX-10. Si l’on comprend l’utilité de permettre la livraison de chars Léopard-2 par sa disponibilité sur le continent européen, le Royaume-Uni et les États-Unis ont emboité le pas en livrant des unités de leur propre modèle national, respectivement le Challenger et l’Abrams. Pourtant, la France possédait plusieurs intérêts à livrer des exemplaires de ses chars, notamment car leur utilisation sur le terrain aurait pu relancer les exportations de ce modèle et par le fait même redémarrer les chaines de montage. Cela aurait d’autant plus permis à la France de réaffirmer son leadership dans le domaine de la défense européenne ainsi que son support à l’Ukraine. Si Paris souhaite démontrer son leadership et promouvoir sa vision d’une autonomie stratégique européenne, elle devrait ainsi prendre acte des critiques qui lui sont adressées concernant son faible support militaire à l’Ukraine. Selon l’Institut Kiel, la France était seulement le 13e plus grand donateur d’aide militaire à l’Ukraine en date du 6 juin 2023.

En résumé, la notion d'autonomie stratégique européenne a évolué au fil des décennies pour devenir un sujet de discussion crucial dans le contexte contemporain. Initialement axée sur la capacité de défense militaire de l'Union européenne, sa pertinence s’est vue réaffirmée et sa définition élargit pendant la pandémie de la COVID-19. La guerre en Ukraine a de plus révélé les faiblesses des armées européennes et de l'industrie de défense du continent. Par ailleurs, si l’UE réagit de manière forte en support à l’Ukraine, les négociations entourant la livraison de chars de combat à l'Ukraine ont mis en évidence des incohérences dans le leadership européen. Malgré ces défis, l'UE et ses États membres s'efforcent de promouvoir une Europe de la défense et de se libérer de leurs dépendances critiques. La question de l'autonomie stratégique européenne reste ainsi d'actualité, avec des discussions en cours pour renforcer les capacités de défense et accroître la coopération au sein de l'UE.

2. L’autonomie stratégique européenne et l’OTAN : faux frères, vrais amis ?

 

La relation ambigüe et divergente avec les États-Unis et l’OTAN au sein du « couple » franco-allemand

L’importance de l’OTAN pour la défense de l’Europe et les relations avec les États-Unis ont parfois été perçues comme des freins au développement d’une défense européenne forte. La pertinence de l’OTAN et du lien transatlantique a été réaffirmée par l’aide essentielle apportée par les États-Unis à l’Ukraine ainsi que par le renforcement des mesures de dissuasion aux frontières Est de l’Organisation. Par conséquent, il reste essentiel d’analyser la question de ce possible obstacle étant donné l’attrait actuel pour le renforcement d’une autonomie stratégique européenne.

Le couple franco-allemand s’est souvent divisé sur la question de la place de l’OTAN dans la sécurité européenne. La France est encore aujourd’hui « indépendante » de l’alliance sur le plan nucléaire (refusant de participer au comité des plans nucléaire de l’organisation), notamment pour des raisons de souveraineté stratégique et de renforcement de la défense européenne hors de cette dernière. Du côté allemand, la question de la protection américaine comme pilier de la sécurité européenne ne s’est que récemment posée, notamment à cause du Brexit et des propos de l’ex-président américain Donald Trump sur un possible retrait des États-Unis de l’OTAN. Si l’Allemagne n’est peut-être pas aussi atlantiste que les pays d’Europe de l’Est, sa culture stratégique reste certainement ancrée dans l’Organisation. Toutefois, faut-il nécessairement voir l’européanisme et l’atlantisme comme deux contradictions ?

Alors que cela a souvent été affirmé, il semble y avoir depuis quelques années une évolution constructive de ce discours. En effet, cette opposition semblait s’appuyer sur une incompréhension persistante. D’un côté, Berlin craignait qu’une autonomie stratégique vienne remplacer l’OTAN et les États-Unis comme garants de la sécurité européenne alors que, de l’autre, la France arguait que ce n’était qu’avec une défense européenne forte que l’UE pouvait convaincre les États-Unis qu’elle était une alliée fiable. Depuis peu, les discours semblent s’être rapprochés. Alors qu’Emmanuel Macron déclarait le 31 mai 2023 qu’un « pilier européen au sein de l’OTAN est indispensable », le chancelier allemand Olaf Scholz promouvait quelques jours plus tôt l’idée d’une Union européenne géopolitique, se référant notamment à sa proposition faite en 2022 d’une meilleure intégration européenne des efforts industriels et opérationnels des États membres. Ainsi, l’idée d’un renforcement de la défense européenne ne semble plus perçue comme un jeu à somme nul avec l’OTAN, mais de plus en plus comme un atout autant pour l’Europe que pour cette dernière.

Finalement, la guerre en Ukraine et le chantage énergétique menés par la Russie ont aussi permis de clarifier ce débat. Il est certain que les limites de l’aide européenne et la dépendance réaffirmée envers l’allié américain pour la sécurité de l’Europe ont refait craindre un éventuel découplage avec les États-Unis. Toutefois, la manipulation par la Russie des flux de gaz vers l’Europe, visant à affaiblir cette dernière, et la réponse de cette dernière via le plan REPowerEU a exemplifié comment, tel que l’a indiqué Pascal Boniface, l’autonomie stratégique européenne « ne s’oppose pas à l’alliance, mais à la dépendance ». Le dynamisme avec lequel l’UE a réagi, notamment à travers le renforcement de son industrie de défense, la réduction de ses dépendances énergétiques envers la Russie et l’adoption de la Boussole stratégique quelques semaines après le début de l’invasion, démontre que la coopération européenne n’engendre pas nécessairement des dissensions transatlantiques. Au contraire, des États-Unis de plus en plus agacés par la facture de l’aide à l’Ukraine pourraient voir d’un mauvais œil une Europe qui ne mobiliserait pas ses ressources pour la défense de son propre continent.

Vers une complémentarité assumée entre l’UE et l’OTAN

La guerre en Ukraine a de surcroit mis à l’épreuve les champs de compétences respectifs de l’UE ainsi que de l’OTAN et exposé leur complémentarité. L’OTAN s’est remarquablement dynamisée à la suite de l’invasion russe, réaffirmant ainsi sa pertinence. D’abord, il semble que l’Article 5 et la dissuasion nucléaire soient toujours pris au sérieux par la Russie qui, malgré son chantage nucléaire et ses nombreuses menaces de représailles, se garde toujours de menacer véritablement les frontières de l’OTAN. Ensuite, l’agrandissement de la communauté otanienne par la candidature de la Suède et l’adhésion de la Finlande atteste de l’attractivité que possède encore l’alliance. De plus, le Président français Emmanuel Macron, qui avait déclaré l’OTAN en état de mort cérébral en 2019, s’est ravisé sur la question en mai 2023, affirmant que « Vladimir Poutine l’a réveillée avec le pire des électrochocs » tout en remerciant les États-Unis pour leur implication dans le soutien à l’Ukraine. Finalement, le renforcement de la présence des Alliés sur le front oriental démontre une solidarité toujours actuelle.

De son côté, l’unité de l’UE lui a permis d’adopter des mesures sans précédent,  réduisant et diversifiant ses importations de pétrole et de gaz, tout en apportant un fortappui humanitaire, financier, logistique et militaire à l’Ukraine. La délivrance du statut de candidat à l’adhésion le 23 juin 2022 s’est aussi faite avec rapidité et commence d’ores et déjà à se matérialiser, notamment avec l’intégration du pays dans la zone d'itinérance téléphonique gratuite de l'UE.

 

L'UE et l'OTAN ont ainsi démontré leur complémentarité dans la gestion de la crise en Ukraine. Et, alors que l'OTAN a renforcé sa crédibilité militaire et sa solidarité, l'UE a, elle, confirmé sa capacité à agir rapidement pour soutenir l'Ukraine. De manière plus large, le conflit a ainsi mis en lumière la nécessité d’une autonomie stratégique, autonomie qui ne s’est dès lors pas révélée néfaste aux relations transatlantiques. L’évolution récente des discours franco-allemands indique de plus un rapprochement des visions quant à ce concept.

3. La mise en œuvre de l’autonomie stratégique européenne par Paris et Berlin, sujet de rapprochements et de divergences entre les deux capitales

 

Les deux plus puissants États de l’UE partagent une longue histoire, parfois houleuse, et ponctuée de divergences souvent constructives pour l’Union. Le terme couramment utilisé en français pour décrire cette relation, le « couple » franco-allemand, se transforme rapidement en « moteur » franco-allemand lorsque l’on passe à la langue de Goethe : on reconnait le rôle de la relation pour l’UE, mais peut-être moins similairement sa nature.

Sans revenir en détail sur les divergences historiques en matière de défense entre la France et l’Allemagne, il est tout de même pertinent de rappeler que l’idée d’une autonomie stratégique européenne et ses discordances franco-allemandes ne datent pas d’hier. En 2021, Annagret Kramp-Karrenbauer, alors ministre allemande de la Défense, affirmait que la principale source de divergence entre son pays et la France était qu’ils ne comprenaient pas le concept d’autonomie stratégique de la même manière.

De Konrad Adenauer et Charles de Gaulle jusqu’à aujourd’hui, la question a souvent été de savoir si l’autonomie était synonyme d’indépendance des États-Unis et de l’OTAN ou plutôt de souveraineté – concept mieux accepté en Allemagne. L’éloignement de l’OTAN par la France sous de Gaulle était effectivement une source d’inquiétude pour l’Allemagne, alors partagée entre ancrage atlantiste et ouverture avec l’Est. Toutefois, le rapprochement entre la France et l’OTAN débuté à partir de 1996 et l’acceptation d’un pilier européen dans l’OTAN au lieu d’une défense européenne hors de l’OTAN ont permis un rapprochement des visions jusqu’alors opposées au sein du couple franco-allemand.

De plus, la France semble avoir entendu la confusion sémantique et la connotation négative qui a été associée au concept d’autonomie stratégique. Sans pourtant l’abandonner, l’accent mis depuis peu sur la liberté d’action et le besoin de se libérer des dépendances résonne mieux dans le contexte actuel chez son homologue allemand. L’inclusion de la « souveraineté stratégique » comme priorité en politique étrangère dans l’accord de coalition du gouvernement allemand en 2021 atteste ainsi d’une ouverture nouvelle de l’Allemagne en ce sens. Pour autant des divergences et des ambigüités demeurent que cela soit à titre d’exemple dans les formats institutionnels développés par Paris et Berlin, la question de la dissuasion nucléaire ou encore celle de l’industrie de défense, tous trois enjeux de l’autonomie stratégique européenne.

Articuler une Europe apte à se défendre

La France et l’Allemagne partageant un appétit pour le multilatéralisme européen dans le domaine de la défense, au cours des dernières années, ces deux pays ont concrétisé cet intérêt par le biais de diverses initiatives politiques, qui répondent à leurs intérêts spécifiques ou représentent un terrain d'entente entre eux.

La Coopération structurée permanente (CSP) sert aujourd’hui de plateforme pour le développement de capacités à l’échelle de l’UE sur une base volontaire. Toutefois, alors que la France recherchait plutôt à créer une plateforme de projection de la force pour un nombre limité d’États membres prêts à intervenir à l’international, notamment là où elle est engagée, l’Allemagne a plutôt poussé pour une CSP inclusive menant à une plus forte intégration européenne. La CSP est donc aujourd’hui un véhicule de développement de l’Europe de la défense, mais manque, selon la France, d’une réelle composante opérationnelle.

L’Initiative européenne d’intervention (IEI) est venue en réponse à cette lacune, accédant ainsi à la demande de la France d'une coopération flexible entre membres « capables et volontaires » (able and willing). Même si l’IEI se trouve hors de l’UE, empêchant ainsi l’Allemagne d’y participer militairement étant donné l’absence de cadre multilatéral, critère inscrit dans sa constitution, cette dernière a tout de même appuyé politiquement l’IEI. Selon la France, cette dernière permet ainsi de compléter la CSP par sa capacité à mener des opérations hors des cadres institutionnels de l’UE et de l’OTAN.

De son côté, l’Allemagne, fidèle à sa culture atlantiste, a mené l’OTAN à adopter le « concept de nation-cadre » dont l’objectif est d’encourager une plus grande coopération militaire des États européens à l’intérieur du cadre de l’OTAN, mais sur une base volontaire. À travers ce concept, l’Allemagne agit à titre de nation-cadre d’un groupe qu’elle oriente d’abord vers la défense territoriale, priorité stratégique pour elle. Cet intérêt contraste d’ailleurs avec les autres groupements créés à travers le « concept de nation-cadre » visant le développement de forces d’intervention au-delà de l’Europe et menés par le Royaume-Uni et l’Italie.

Alors que la France promeut une vision ambitieuse de l’Europe sur le plan géopolitique, l’Allemagne, quant à elle, priorise le renforcement des liens européens au sein de l’OTAN. Ainsi, si la France et l’Allemagne ont toutes deux contribué à structurer une défense européenne plus intégrée institutionnellement, leurs récents élans montrent cependant des divergences relatives à leurs visions d’une Europe plus apte à assurer sa défense et le cadre politique dans lequel elle devrait s’inscrire.

Une Europe de la défense nucléaire ?

Au niveau opérationnel, la composante nucléaire d’une autonomie stratégique reste un sujet sensible entre la France et l’Allemagne. Cette dernière possède effectivement une volonté de détachement avec cette énergie, tant civile que militaire, et se retrouve entre mouvement antinucléaire et besoin d’une dissuasion nucléaire otanienne. De son côté, la France tente toujours de convaincre l’Europe, l’Allemagne au premier plan, de l’apport que peut avoir son arsenal nucléaire, dissocié de l’OTAN, à la sécurité du continent.

En ce sens, avant que des progrès puissent être faits, l’Allemagne devra réussir à réconcilier ses positions concernant la possession de l’arme nucléaire et se réapproprier une compréhension de la « grammaire stratégique » entourant cette dernière. De son côté, la France devra faire la démonstration qu’une autonomie stratégique européenne s’appuyant sur son parapluie nucléaire serait dans l’intérêt de l’Union et ne constitue pas une simple stratégie d’accroître son influence sur l’UE. Elle devra par le fait même réconcilier l’opposition qui peut exister entre la gestion directe par le Président de l’appareil militaire français et la coparticipation éventuelle des États européens. En effet, l’une des forces de la France dans le domaine militaire réside dans la concentration du pouvoir dans les mains de son président et donc dans la crédibilité de sa chaine décisionnelle. Il sera donc crucial de reconsidérer la réarticulation de celle-ci si l’on veut y voir une participation européenne qui impliquerait une forme de cogestion ou de codétermination de la stratégie nucléaire.

Si l’OTAN « restera une alliance nucléaire » et continuera de bénéficier aux Alliés européens, une autonomie stratégique européenne s’appuyant sur une dissuasion nucléaire proprement européenne serait certainement bénéfique à la capacité de l’UE à agir hors du cadre de l’alliance. Même si cette question n’est pas au centre des discussions sur l’autonomie stratégique, une position commune devra éventuellement être trouvée.

 

L’industrie : nerf de la guerre

Au-delà des débats sémantiques sur l’autonomie stratégique et des dissensions ou rapprochements politiques que cela a pu engendrer, les intérêts économiques et stratégiques des États membres envers leur complexe militaro-industriel restent d’importants facteurs dans les décisions politiques.

À l’inverse des États-Unis, aucune base industrielle européenne dans le domaine de l’armement n’est assez grande pour se soutenir sans s’exporter. À cela s’ajoutent des rivalités intra-européennes causées par la grande fragmentation de ce secteur au niveau européen. Ainsi, les États, principaux clients de ces industries, ne bénéficient pas des économies d’échelle et de l’interopérabilité des équipements que procure un secteur consolidé comme les États-Unis.

De plus, l’industrie de la défense prend une place importante dans l’économie de la France et de l’Allemagne, notamment car elle représente un employeur important, une source d’innovation et a un impact positif sur la balance commerciale des deux pays. Malgré l’existence d’un intérêt à faire fructifier par la coopération ce secteur, objectif déclaré des deux pays, les chercheuses Ronja Kempin et Barbara Kunz font remarquer qu’ils ne voient pas ce dernier de la même manière. Alors que la France identifie l’industrie de la défense comme une composante essentielle de l’autonomie stratégique française et, depuis 2017, européenne, l’Allemagne, de son côté, y voit surtout un atout technologique pour son économie. La vision stratégique de la France s’oppose ainsi à la vision plus commerciale de l’Allemagne, menant à des difficultés à coopérer, notamment sur les règles d’exportations ou le partage des tâches et des technologies tel que démontré par le projet SCAF (système de combat aérien du futur). Un règlement sur ces questions, par exemple par l’adoption de règles communes à l’exportation et d’une vision stratégique partagée des besoins industriels, serait ainsi bénéfique à l’approfondissement de la coopération industrielle d’armement.

Néanmoins, le renforcement des relations avec les États-Unis étant un objectif de politique étrangère chez plusieurs États membres, les décisions d’acquisition se prennent parfois sur des bases politiques, au détriment de l’industrie européenne. La décision de la Pologne d’acquérir 32 avions de combat F-35 américains en 2020 sans contrepartie industrielle en est un exemple, tout comme celle de l’Allemagne d’acheter 35 unités du même modèle en 2022 alors qu’elle participe au projet franco-germano-espagnol SCAF (même si cette commande peut se justifier vu le rôle de l’Allemagne au sen du partage nucléaire au sein de l’OTAN). Cela n’a pas manqué d’envoyer un mauvais signal outre-Rhin : un rapport du Sénat français en 2020 espérait justement que « construire le SCAF en coopération [permette] de s'assurer, à tout le moins, que les participants au projet l'achèteront plutôt que des produits américains concurrents, en l'occurrence le F35 et ses éventuelles déclinaisons futures ».

Aussi, la création d'une industrie de défense européenne ne s'oppose pas aux intérêts des États-Unis. Bien que ces derniers tirent profit de la dépendance de l'Europe à leur égard en matière d'armement, leur principal intérêt envers l'Europe demeure le développement de ses propres capacités de défense. La production de capacités militaires en Europe ne compromettrait pas, non plus, la nécessité de rester interopérable avec l'OTAN.

En résumé, l'industrie de la défense joue un rôle essentiel dans les décisions politiques des États membres, car elle représente un enjeu économique et stratégique majeur. La pandémie de la COVID-19 avait déjà démontré le rôle crucial de l’industrie dans la réalisation d’une autonomie stratégique et les défis liés à l’aide aux forces ukrainiennes sont venus réaffirmer cette réalité dans le domaine militaire. Malgré des intérêts divergents, la coopération industrielle de défense entre la France et l'Allemagne, en particulier, est un point de départ pragmatique pour façonner l'avenir de la défense européenne. Socle sur lequel doit pouvoir reposer une autonomie stratégique européenne, une industrie européenne forte soutiendrait la dimension opérationnelle de cette autonomie stratégique tout en libérant graduellement l’UE de ses dépendances industrielles et commerciales.

Conclusion

 

L’impulsion récente donnée à l’idée d’une autonomie stratégique met une fois de plus en évidence les divergences persistantes entre la France et l’Allemagne. Si le débat sur le lien entre cette autonomie et l’OTAN semble aujourd’hui chose du passé, Berlin et Paris abordent différemment la question du cadre politique dans lequel une Europe plus apte à se défendre devrait se déployer, ainsi que sa mise en œuvre dans des domaines tels que le nucléaire et l’industrie. Ces divergences ne se limitent certainement pas à ces enjeux et ne sont pas près d’être résolues. La guerre en Ukraine a cependant permis de relancer sérieusement les discussions sur l’avenir d’une Europe de la défense.

Alors que l’UE se concentre aujourd’hui sur la défense de l’Ukraine, ses besoins urgents ainsi que la sécurité de ses frontières à l’Est, d’autres défis sécuritaires demeurent et sont donc à considérer : la Chine maintient ses ambitions hégémoniques en Asie ainsi que sa volonté de ramener Taïwan sous son autorité ; les États-Unis continueront leur pivot vers l’Asie-Pacifique ; et les instabilités sur le continent africain n’iront pas en s’estompant, particulièrement avec les changements climatiques et l’insécurité alimentaire que pourrait entrainer la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, il est impératif que la France et l’Allemagne continuent et intensifient leur collaboration dans le domaine de la défense, particulièrement en renforçant les outils de l’UE et en adoptant une vision commune de l’avenir de la défense de cette dernière. Comme l’ont souligné Camille Brugier et Pierre Haroche, « En élargissant la focale, il est clair que l’autonomie stratégique européenne n’est pas morte ; elle est plus vitale que jamais ». 

Laurent Charbonneau est étudiant à la maîtrise en science politique à l’Université de Montréal. Spécialisé sur les questions de sécurité et de coopération en matière de défense dans le contexte européen, il a notamment travaillé à la section politique de la Mission du Canada auprès de l’Union européenne et intègrera prochainement la direction Strategic Foresight de l’OTAN. Ses recherches sont financées par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCÉAE) et le Centre Jean Monnet de Montréal (CJMM). 

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